Aurelia Declercq
ETAT D'EXCEPTION
published in Point contemporain, Paris
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2018
Jusqu’au 23 septembre, la première exposition personnelle de l’artiste d’origine russe Katya Ev, Etat d’exception sous commissariat de Fabien Danesi, est visible à la Galerie Dix9 d’Hélène Lacharmoise. L’exposition est dédiée à Oksana Shachko, amie proche de Katya Ev, dont les réflexions politiques communes s’entremêlent et s’influencent. Oksana Shachko et Katya Ev viennent à la base de deux extrêmes différents – l’une faisant de l’actionisme politique direct et l’autre venant de la peinture et de la sculpture contemplative. Deux extrêmes qui finalement se croisent puisqu’au fil des discussions Katya Ev évolue vers des performances/dispositifs avec des implications politiques et sociétales tandis que Oksana Shachko s’éloigne du groupe Femen pour se concentrer sur ses peintures d’icones. Une soirée lui sera dédiée le jeudi 20 septembre à la Galerie Dix9.
Comment insérer du corps dans ce qui ne peut être matériellement palpé et qui, paradoxalement, respire, conteste, affirme, refuse, parle ? Là est l’enjeu de l’exposition puisque chaque pièce fait écho à un dispositif précédemment réalisé par l’artiste. Les performances initiales sont des situations créées qui ne peuvent être réalisées qu’une seule fois puisqu’elles font sens dans le contexte où elles se trouvent et au moment où elles se font. L’idée de l’exposition est de donner corps à ces situations précédemment explorées sans tomber dans un fétichisme purement plastique et esthétique ou, au contraire, dans la nostalgie de l’événement performatif.
Le curateur de l’exposition, Fabien Danesi, reprend le principe d’Etat d’exception que Giorgio Agamben développe dans Homo Sacer. II. 1 (2003) pour parler du travail de Katya Ev. Principe qui désigne cette « extension continuelle des prérogatives du pouvoir exécutif sur les pouvoirs législatif et judiciaire » explique Fabien Danesi. C’est ce moment où les états vont s’affranchir du droit dans une logique sécuritaire, par exemple au sein de la disposition de l’état d’urgence. Selon l’ouvrage initial, les états modernes dits démocratiques font de plus en plus recours à ces états d’exception. Agamben ira jusqu’à dire que l’état d’exception renvoie à l’anomie du droit, anomie qui en serait son fondement. Pour que le droit existe il faut qu’il fasse rupture. Le droit, par cette rupture, devient illégitime. Pour Fabien Danesi c’est précisément ces espaces de rupture que Katya Ev développe au sein de ses œuvres.
Dans la pièce de la galerie Dix9, un immense profilé métallique et linéaire vient tracer un trait à la fois imaginaire et brutalement présent. Poids et matière lourde qui font référence à la performance Axe de révolution(2014), une marche de 17 heures réalisée à Moscou par Katya Ev et Hanna Zubkova. Marche qui visait à relier l’extrême nord du périphérique à son extrême sud. La barre utilisée rappelle les constructions héritées d’une esthétique de la révolution communiste. Sur les murs de l’exposition, le poids métallique ici poignarde une carte, incise son centre, ne sachant plus si ce centre doit donner réponse ou subir sa propre violence.
Au sol les gyrophares de police sont moins inquiétants que lors de la performance Augenmusik (2016) initialement réalisée à Paris. Ils étaient portés par vingt quatre performeurs, chacun partant d’une porte de la ville pour rejoindre à pied le centre de la ville. Les gyrophares sifflaient deux tons, et une fois tous arrivés à destination, ils recomposaient à l’unisson l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach. Aujourd’hui ils sont mutiques. Ils regardent, nous regardent, regard inquisiteur peut-être puisqu’ils questionnent ce « nous » dont l’artiste tisse, assemble, morcèle les identités et les origines à la fois communes et individuelles. Au dessus des gyrophares, la vidéo Kremlin I Kremlin (2012) présente une réunion familiale, un visage flouté et presque robotique du président Medvedev, des vœux, un parc enneigé a priori naïf – images où apaisement et propagande semblent se noyer dans des bruits de feux d’artifice mi-festifs, mi-apocalytpiques. Plus loin le néon « Axe de révolution » est couché au sol, épuisé du poids que contient ses mots tandis que les cartes de Paris s’entassent sur le mur – aucun chemin n’est donné, évoqué, défini. Pourtant des traces ont existé.
Iceberg-18010813.Blue Room est un caisson de lumière bleue qui fait écho à une « situation construite » réalisée par l’artiste à Moscou en janvier 2018. « Situation construite » dans laquelle Katya Ev publie une annonce sur internet en y proposant un « espace pour réaliser votre choix politique ». Les prises de contact sont faites par des échanges SMS et les personnes sont invitées à se rendre à une adresse donnée. A cette adresse les individus ne sont accueillis par personne, si ce n’est eux-mêmes. La porte s’ouvre, une pièce aux lumières bleues aveuglantes. Pièce contenant un lit, un somnifère, le dark web ouvert sur un ordinateur. L’individu a l’espace pour y passer un moment délimité puisque « le temps n’est pas linéaire dans l’Iceberg » explique Katya Ev, au contraire de la barre métallique linéairement poignante qui se tient à quelques mètres dans la galerie. Les étrangers y passent, ils ont le choix – dormir, passer, halluciner, rêver, conscientiser, oublier, chercher, décider, cesser de décider… L’artiste ne verra jamais les individus, les individus ne verront jamais la créatrice de la situation. Atmosphère entre conscience et lâcher prise des censures tant politiques que psychiques, expérience semi paranoïaque pour une mise en scène dont l’artiste ignore finalement ses contenus – tout s’est déroulé à l’instant où l’individu était là, ni plus, ni moins – l’inconnu entre, explore la pièce seul le temps qu’il le désire, repart. Katya Ev n’a jamais accès à la substance brute que déclenche son dispositif. Ce choix éthique rappelle les traditions artistiques situationnistes dans le sens où le contexte est tel qu’il a le potentiel de détruire ou malmener son propre cadre.
L’identité artistique de Katya Ev est presque schizophrénique : ses performances sont hyper-contrôlées, les dispositifs sont conceptuellement précis et dictés et pourtant, soudainement, la mise en scène instaurée l’artiste a le potentiel de perdre le contrôle et de dérailler de son propre protocole. C’est là le génie de Katya Ev puisqu’elle s’impose à elle-même la tension des sujets qu’elle interpelle au sein de ses œuvres – elle évoque un état contrôlant et autoritaire pour faire apparaître des performances ultra chronométrées et réglées. Performances ordonnées qui s’inversent et se déplacent puisque leur protocole prend le contrôle sur l’artiste elle-même au sein d’une sorte d’anarchie artistique : Katya Ev a beau contrôler sa mise en place, elle ignore toujours ce qui s’y déroule, elle ignore ce que l’inconnu fera de son espace, elle ignore si le performeur se fera arrêter par les autorités, elle ignore les raisons de cet arrêt, elle ignore si le choix politique sera fait ou mis à distance, elle ignore si les chemins qu’elle trace seront tout autre. L’artiste est chef d’orchestre d’une mélodie insaisissable par son propre compositeur – mélodie dissonante, imprévisible et nécessairement irrégulière. Ainsi l’art de Katya Ev est d’abord une situation inscrite in situ qui s’établit par des contraintes protocolaires et qui, au sein de son expérience, démontre à quel point ce même protocole est libre, singulier, impulsif. C’est par ce mouvement et non uniquement par les thématiques développées que les œuvres de Katya Ev sont intrinsèquement politiques.