Leslie Veisse
Please, come and sit
On 'Visitors of an Exhibition Space Are Suggested to
'Do Nothing'
2020
Poser la question « Comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » revient à affirmer l’équivalence entre la vie et la quête. La quaesitum est possible là et uniquement là où la vie se joue. Quérir c’est déjà vivre. Sauf qu’on ne demande pas juste à vivre. On demande à vivre bien. On demande à ce que toutes les vies se valent, parce qu’elles sont vécues également bien. D’autres que moi ont décidé que j’allais vivre. Après ça, quoi ? Please, come in and sit.
Chaque vie nouvelle rend possible la continuité du vivant, participe un peu plus à la transformation de celui-ci. Chaque être né provient d’une interdépendance et en naissant, la perpétue. Chaque être au monde est par définition doté d’une vie. Une fois née, chaque vie est une et différente. De la position de siège foetal à la chaise objet, il y a un gouffre. Entre les deux, est passé le temps de l’amnésie, lorsqu’on a oublié l’interconnexion qui nous lie aux autres. Entre les deux, est passé le temps de la jalousie, lorsqu’on s’est comparé en regard à tout le reste. Ensuite est arrivée la colère, inévitable résultante des temps précédents. Nous en sommes là : mal assis. Comment tenir sur une chaise branlante ? Dans cet état des lieux inconfortable, voire invivable, comment habiter le monde avec toute la teneur que l’habitat implique ? What is a house but a sedes, a seat ?1
La performance Visitors of an Exhibition Space are Suggested to ‘Do Nothing’, envisage la quête de la vie bonne comme un retour à un état de siège, au sens strict. Du ventre de nos mères au ventre de la Terre mère, notre maison tient à une assise. Parce que nous avons subi l’amnésie, il nous faut réapprendre les positions originelles qui nous ont formé.e.s. Les jouer et les rejouer, toujours différentes. Il y autant de positions assises qu’il y a d’occupant.e.s. L’assise n’est pas une posture passive. L’assise est une invitation à mobiliser son corps et son esprit afin de créer le vide en soi. Elle permet un état de conscience, de réceptivité et de disponibilité extrêmes, proche de ce que la philosophie taoïste wei-wu-wei nomme l’agir sans agir. A travers cette expérience les participants tentent d’atteindre une présence authentique à eux-mêmes, ou ainsi que le formule Butler de « prendre possession de leur propre vie ». Cette possibilité ne s’acquiert pas de façon individuelle. L’impasse ne peut être faite sur l’interconnexion qui nous lie à tout ce qui nous est étranger car extérieur à nous. I had three chairs in my house; one for solitude, two for friendship, three for society. 2
Être assis à côté d’autres que nous qui, mobilisent leur corps dans le même cadre que nous. Faire l’expérience de l’individualité et de la réciprocité, dans un espace-temps partagé où il est permis de dessiner physiquement et mentalement une vie bonne. Retrouver la mémoire, recoller les morceaux, se projeter. La performance occupe un immense terrain de jeu : l’importance des corps et de leur positionnement dans un système à huis-clos, l’infinité de possibles qui s’offre à nous pour redessiner des relations enfouies.
Visitors of an Exhibition Space are Suggested to ‘Do Nothing’ est une performance jouée par le public lui-même. Le dispositif physique est installé dans le centre d’art Paris Art Lab dans le 4ème arrondissement de Paris qui offre une architecture particulière : sa façade entièrement vitrée permet une transparence totale de l’intérieur vers l’extérieur, et vice versa. Dans le lieu, un petit groupe de personnes (quatre maximum), considéré comme un échantillon de la société, vient vivre une expérience : prendre place sur une chaise et rester assis à ne rien faire, pendant une durée indéterminée, rémunérée au smic horaire. Subvertissant les codes systémiques en vigueur dans nos sociétés, l'expérience accorde une existence objective et administrative au «non-faire » à travers la délivrance d’un contrat pour 'rien faire' à chaque co-contractant. La situation d’absurdité mise en avant accorde une valeur monétaire à l’improductivité en rémunérant les participants 10,50 euros de l’heure. Tous les documents produits au cours de la performance ont une valeur juridique, toutes les taxes afférentes aux contrats sont prélevées.
En son fondement, la performance est centrée sur la mise en scène d’un paradoxe, celui de créer les circonstances d’une expérience ontologiquement impossible, contradictoire en soi, et indéfinissable, ou définissable uniquement par la négative. Comment ne « rien faire » ? Est-ce même possible ? Comment la performance de ce « rien faire » peut-elle être saisie ? A travers cette œuvre, une forme est donnée au néant : administrative, par les contrats et les fiches de paie ; subjective, à travers les témoignages des participants. Au-delà de ces traces tangibles, la majeure partie de l’œuvre demeure improvisationnelle. Sa potentialité réside dans les réactions, gestes, mouvements, onomatopées, et toutes autres manifestations des participants. Sa force est celle de donner à voir ce qui est ordinaire.
L’expérience déconstruit l’idée que le temps de non faire est un temps perdu. Dans un monde où la contrainte économique dépouille les travailleurs d’une grande partie de leur temps, le dispositif crée une situation où le temps libre devient accessible et n’est plus le privilège d’une élite. Contre la logique productiviste, l’expérience abolit le rapport entre effort et gain monétaire. La situation produite apparaît dissonante au sein d’un monde capitaliste qui méprise l’inactivité et l’associe à la paresse. Contrairement à l’otium prôné par la philosophie antique et largement développé dans la pensée occidentale, la posture visée ici se distingue radicalement de celle d’un privilège aristocratique obtenu à travers l’exploitation d’autrui. Elle se distancie aussi de celle, négative, du marginal, du procrastinateur, et conteste le stigma associé au rien faire. Elle n’est pas non plus la reproduction du syndrome de bore-out où l’absence de tâche signifiante entraîne une anxiété.
La performance vient s’inscrire au sein même de cette «organisation mauvaise», qui se voit critiquée à travers sa subversion. Ce projet se distingue d’autres productions artistiques ou philosophiques consacrées au rien faire (comme par exemple les œuvres contenues dans l’exposition New ways of doing nothing à la Kunsthalle de Vienne en 2014). Ici, c’est la mise en scène de l’expérience même du rien qui est au centre, son approche improvisée par des personnes volontaires issues de la société civile, et sa reconnaissance par le système étatique. L’impact que produira l’expérience sur celles et ceux qui l’auront vécue et dont personne ne pourra être témoin reste un élément insaisissable. C’est là que réside toute l’ouverture de la performance : les possibilités de mobilisation et de changement qu’elle laisse entrevoir.
_________________
1 Henri David Thoreau, Walden
2 ibid